Raja 
          Amari, vous présentez "Les Secrets" au festival d'Apt de novembre 2009. 
          Votre précédent film, "Satin rouge" avait engendré une polémique en 
          Tunisie autour des questions d'image de la femme tunisienne. Celui-ci, 
          même fort différent, s'inscrit dans une continuité thématique. Quelle 
          démarche de cinéma poursuivez-vous ainsi ?
          
                Il est vrai que "Satin rouge" avait suscité 
          une polémique sur la place de la femme dans la société tunisienne et 
          comment je la représente dans le film. Dans les deux cas pourtant, le 
          cœur du film n'est pas là. Je voulais suivre un personnage dans son 
          évolution. Il y a effectivement des interférences avec le contexte social, 
          mais ce n'est pas mis en avant. Le film n'est pas une revendication 
          sociale et ne met pas spécialement en avant une femme victime de la 
          société patriarcale et oppressante. L'oppression vient des rapports 
          entre les personnages eux-mêmes, de même que les complications. On a, 
          c'est vrai, tendance à tirer les films maghrébins, africains en général, 
          vers cette représentation sociale qui fige le travail des cinéastes 
          et les bloque dans leur démarche artistique. C'est dommage. Cela répond-il 
          au besoin de se retrouver dans les films de manière immédiate et directe ? 
          Ce n'est en tout cas pas ce qui m'intéresse en priorité.
                
          Il n'empêche qu'Aïcha, le personnage joué par Hafsia Herzi, est 
          englué dans un microcosme et n'a qu'une envie : pouvoir s'émanciper.
          
                Oui, c'est un personnage en quête de 
          sa féminité, car il est en plein éveil des sens et va vers l'âge adulte, 
          il veut grandir et se libérer. Il a été maintenu dans l'enfance par 
          ses deux mères et c'est aussi un thème du film : la maternité. 
          On a peur qu'elle grandisse. Si bien que le personnage vit en décalage 
          avec l'extérieur. Dans le travail fait avec l'actrice, nous avons cherché 
          à ne pas caractériser le personnage comme attardé mais juste décalé 
          de la société, avec des réflexes de l'ordre de l'enfance. L'arrivée 
          du jeune couple et notamment de la fille est un appel à l'émancipation. 
          Dans Satin rouge, Lilia suit un mouvement inverse : elle 
          est arrivée trop tôt à l'âge adulte et voudrait revenir à une certaine 
          jeunesse. Mais c'est effectivement un thème qui me tient à cœur.
                
          Dans chacun de vos films, court ou long, on voit en effet un 
          personnage féminin se rebeller à sa manière.
          
                Oui, j'aime bien ce mouvement de libération, 
          mais détourné. Je voulais m'éloigner du schéma trop simpliste d'une 
          émancipation de la femme oppressée de manière directe. Cela m'intéresse 
          de travailler la dramaturgie de personnages plus complexes. Le moteur 
          de ces personnages est le désir, qui empreinte des voies de côté. C'est 
          sans doute là où l'analyse sociale aurait une certaine véracité car 
          le désir n'a pas à s'exprimer de façon directe.
                
          Vous utilisez volontiers pour cela une géographie, notamment 
          dans "Les Secrets" celle de cette grande demeure qui apparaît comme 
          un château hanté par ces trois femmes.
          
                Oui, je voulais recourir au conte, avec 
          les archétypes correspondants. C'est une maison coloniale complètement 
          improbable, d'un style hybride, à la fois orientaliste et russe ! 
          Ce côté indéfinissable m'a beaucoup plu car je voulais tirer le film 
          vers l'intemporel. Je retrouvais ainsi de façon aisée le bal, Cendrillon, 
          le prince charmant, etc. Cette maison illustrait parfaitement le haut 
          et le bas, me permettant d'aborder par la géographie et non de façon 
          frontale la distinction sociale. Ces femmes qui connaissent tous les 
          secrets de la circulation dans la maison peuvent exercer un certain 
          voyeurisme. L'atmosphère est à la fois angoissante quand on est en bas 
          et paradisiaque quand il fait beau.
                
          Vous ajoutez aussi la dimension du thriller psychologique : 
          l'interrogation sur les secrets est permanente jusqu'au dénouement.
          
                Je voulais osciller entre un univers 
          enfantin tendre et la violence, et les faire coexister en permanence, 
          de façon à ce que le film parle de l'enfance et de la maternité d'une 
          manière tourmentée. Le titre arabe est La Berceuse, qui rappelle 
          l'enfant dont on a voulu nier l'existence. Jouer à la fois sur les côtés 
          angoissant et féerique me permet de faire ce que j'appellerais un conte 
          de fées noir. Je n'ai pas voulu utiliser les codes du film de genre 
          de façon efficace : cela reste un film personnel qui épouse les 
          sentiments des personnages. Je ne voulais pas le calibrer davantage.
                
          La sensualité est permanente dans les rapports au corps, que 
          l'on retrouve dans tous vos films. Est-ce cette corporalité qui vous 
          semble pouvoir exprimer davantage que des codes cinématographiques ?
          
                Oui, c'est ce langage du corps qui me 
          semble intéressant à capter, au-delà même de ce que le film raconte. 
          Le corps transperce le langage très codé de l'écriture cinématographique. 
          Créer une intimité dans cette famille des trois femmes et introduire 
          une actrice qu'elles ne connaissaient pas était passionnant : cela 
          permettait de capter ces mouvements humains, intenses, de rejet et d'adoption, 
          même au-delà du film.
                
          Cela rentre aussi dans votre stratégie de sortir du code habituel 
          de l'émancipation.
          
                Oui, le film est aussi sur l'acceptation 
          et le rejet. C'est vrai que cela revient d'un film à l'autre. C'était 
          une expérience très passionnée. Les acteurs et actrices se sont vraiment 
          donnés ; ils étaient très impliqués. J'espère que cela se sent.
                
          Hafsia Herzi, révélée par Kechiche, multiplie maintenant les 
          rôles. Comment l'avez-vous choisie ?
          
                La rencontre s'est faite de la façon 
          la plus simple du monde ! Le rôle d'Aïcha est compliqué et j'avais 
          peur, me demandant qui pourrait l'interpréter. C'est alors que j'ai 
          vu l'affiche de La Graine et le mulet. Son regard m'a paru 
          intéressant et l'âge correspondait. Ayant vu le film, j'ai été très 
          convaincu par Hafsia, même si je ne cherchais pas la même chose. Je 
          sentais chez elle une volonté impressionnante. Elle a lu le scénario 
          assez vite et nous avons commencé à parler du personnage dans ce qu'il 
          dépasse les clichés. Cela s'est très bien passé !
                
          Le spectateur qui voit le film est assez interloqué. Il ne livre 
          pas tous ses secrets facilement. Comment pensez-vous ce rapport au spectateur ? 
          Est-ce pour vous un souci ?
          
                J'aime bien établir un rapport avec le 
          spectateur où il peut se reconnaître et adhérer pour glisser peu à peu 
          vers un terrain inconnu, de l'emmener là où il ne veut pas aller. C'était 
          déjà le cas dans Satin rouge. J'aime bien lui fausser un peu 
          la route !
                
          C'est là que la forme du film prend toute son importance : 
          lumières, ambiances, musiques, etc.
          
                Oui, c'est là que la mise en scène formelle 
          du film prend place et fait sens. Le glissement vers le conte ou dans 
          Satin rouge la musique du cabaret sont des moyens de guider 
          le spectateur dans ce monde.
                
          Le rapport à la femme tunisienne plutôt que la femme arabe ou 
          que la femme en général est-il pour vous un souci particulier, bien 
          différencié ?
          
                Il est vrai que le film est situé en 
          Tunisie mais je n'ai pas réfléchi à cette question. Je ne me suis pas 
          dit que j'allais faire un film sur la femme tunisienne. Je me sens tout 
          simplement proche de ces personnages. Si je voulais être en phase directe 
          avec la réalité, je ferais des documentaires. 
          
          
          Apt, novembre 2009