Olivier 
          Barlet : je ne voudrais pas introduire cette table-ronde en 
          l'enfermant dans le cadre trop restreint et ambigu du cinéma africain 
          mais en rappelant quelques fondamentaux, développés dans un récent article 
          (cf. [article 
          n°8862]) traitant de la collection Lumières d'Afrique d'Africadoc.
                1) 
          le temps : la différence entre le reportage et 
          le documentaire est que le second est affaire de mémoire, qu'il réécrit 
          le passé et réveille les manques du présent. On retrouve l'idée de Godard 
          quand il disait : "le cinéma c'est ça, le présent n'y existe jamais 
          sauf dans les mauvais films", au sens où Deleuze parlait d'un avant 
          et d'un après inséparables de l'image.
                2) 
          la réalité : si le documentaire est intervention, 
          ce n'est pas parce qu'il montre une réalité mais par sa façon de l'évoquer, 
          et donc de s'adresser au spectateur. Comme l'écrivait Jacques Rancière 
          (dans La Fable cinématographique) : "Le réel n'est pas 
          un effet à produire mais un donné à comprendre".
                Le documentaire révèle la portée du réel 
          et permet donc d'en élargir le temps. En cela, il permet de répondre 
          à la question : comment en est-on arrivé là ? Et ainsi de 
          remplir un rôle essentiel : faire d'une peur un courage.
                3) 
          faire penser : la plupart des documentaires visibles 
          à la télévision répondent aux critères du film de propagande : 
          un commentaire impersonnel assuré force un semblant d'objectivité, masquant 
          le fait que les images sont toujours le résultat d'un tri. Une chronologie 
          distanciée fait croire à une réalité objective alors qu'il ne s'agit 
          que d'un point de vue. En somme, ces films font croire plutôt qu'ils 
          ne font penser. Le documentariste engagé va dès lors réintroduire la 
          complexité, la contradiction, l'implication.
                4) 
          les limites de la représentation : ce n'est pas 
          l'obscénité du réel qui fait le documentaire mais les béances qu'il 
          ouvre. Et c'est cet inachevé qui manifeste le manque. L'exemple du charnier 
          de Timisoara était parlant : ses images étaient supposées accuser 
          le régime inique de Ceaucescu alors qu'il ne s'agissait que de cadavres 
          autopsiés dans une morgue ordinaire. C'est ainsi que le savoir ne réside 
          pas dans le fait de voir mais de faire voir.
                5) 
          la place du réalisateur dans le film : pour ne 
          pas proposer une vérité à gober, le réalisateur induit un rapport au 
          spectateur qui lui dit : regarde ce que je te montre, mais aussi 
          regarde ce que je fais pour te le montrer. Ce dialogue plan par plan 
          avec le spectateur fut celui de Johan van der Keuken, Jean Rouch, Chris 
          Marker ou Agnès Varda. La question est essentielle aujourd'hui, la confiance 
          dans l'image étant érodée car elle est sujette à toutes les manipulations. 
          S'il n'y a pas de vérité à l'image, c'est dans l'énonciation qu'il faut 
          chercher une consistance. Si l'image n'est pas une pure empreinte de 
          la réalité, ce sont les choix esthétiques et donc éthiques qui résolvent 
          la suspicion, question critique par excellence.
                La mission du cinéma n'est plus de transformer 
          le monde (s'il le pouvait ça se saurait), mais de placer chacun face 
          à lui-même dans son interaction avec le monde. Le réalisateur n'est 
          dès lors plus seulement témoin mais aussi interlocuteur, voire thérapeute 
          au sens où il se fait miroir des individus comme de la société, conduisant 
          à la célèbre phrase de Serge Daney : "ces films qui nous regardent". 
          C'est la magie de cet échange qui ouvre à l'émotion.
                "A la différence de la fiction où le 
          monde est dans le cadre, avec le documentaire le cadre est dans le monde" 
          note dès lors François Niney dans son excellent Le Documentaire 
          et ses faux-semblants (Klincksieck, 2009).
                La question centrale pour notre table-ronde 
          serait donc celle du rapport au spectateur, dans les films présentés 
          ou l'ensemble de votre travail.
                Jean-Marie Teno : Olivier, 
          je suis très content de cette introduction : il est rassurant que 
          la question du spectateur soit ainsi posée. C'est exactement de cette 
          question qu'est parti mon dernier film, Lieux saints. Le public 
          nous demande souvent pour qui nous faisons nos films et à qui on s'adresse, 
          qui avons-nous en tête ? Question agaçante car on ne la pose jamais 
          à un réalisateur européen ! Plutôt que de rappeler qu'ils s'adressaient 
          à portion congrue de gens qui s'intéressent à l'Afrique, j'avais décidé 
          de ne plus y répondre. Mais en 2007 à Ouagadougou, des gens m'ont reposé 
          la même question de façon insistante au Côté Doc du Fespaco : ceux 
          des quartiers populaires ont-ils accès à nos films ? Je suis donc 
          allé dans un quartier populaire où j'ai découvert un vidéo-club qui 
          montrait plein de films, mais pas de films africains car ils ne sont 
          pas suffisamment piratés. Autrefois, il y avait peu de films et maintenant, 
          les films existent mais le public n'y accède pas. Comment rétablir le 
          contact avec notre base, ce public. Je ne néglige pas le public occidental 
          mais la question de notre propre public se pose. En 1969, les réalisateurs 
          qui se réunissaient pour lancer le Fespaco pensaient un cinéma de divertissement 
          mais aussi d'éducation. Si ce public n'est plus au centre de nos préoccupations, 
          quel est le sens de notre travail ? Les télévisions ne s'intéressent 
          pas à notre travail alors qu'elles devraient être notre marché. Comment 
          continuer à faire des films pour questionner et amener de la réflexion 
          sur notre continent ?
                Nadia El Fani : C'est une 
          question qui reste une question. Nous rencontrons tant de problèmes 
          dans nos pays et il y a tant d'attentes vis-à-vis des cinéastes. Je 
          suis personnellement davantage tournée vers la fiction. Il m'est arrivé 
          de faire des documentaires au temps où je faisais des courts métrages, 
          plutôt ce qu'on appelle des documentaires de création. Ouled Lenine 
          s'est imposé comme documentaire par son sujet, pour raconter ce 
          que j'avais vécu au sein d'un milieu clandestin dans la Tunisie des 
          années 60, grandissant au milieu des militants communistes, avec une 
          enfance particulière qui racontait beaucoup de choses par rapport à 
          l'évolution du pays. En fiction, il m'aurait fallu une production hollywoodienne 
          et passer dix ans à réunir le financement ! Et puis il y avait 
          l'urgence de recueillir une parole qui allait se perdre, deux des témoins 
          sont d'ailleurs déjà morts depuis. Je passe toutes les complications 
          pour tourner ce film et le diffuser en Tunisie et ailleurs, nos films 
          étant maintenant condamnés à ne plus être montrés que dans les festivals. 
          Le public tunisien, alors qu'il le faisait quand je faisais de la fiction 
          volontairement subversive et provocatrice, ne pouvait pas me reprocher 
          les personnages que je lui montrais, simplement parce que le documentaire 
          traite du réel. J'ai ainsi pris conscience du média documentaire comme 
          outil pour parler directement à nos publics. Mais reste la question 
          de montrer nos films avant tout à nos publics. C'est de Tunisie que 
          je viens et c'est la Tunisie qui me préoccupe, non pour me restreindre 
          au public tunisien mais parce que je suis en réaction à cette société 
          et que j'essaye de dire des choses différentes de la propagande télévisuelle 
          à laquelle Olivier faisait allusion. Même nos films de fiction ne passent 
          pas à la télévision. Ouled Lénine est coproduit par le Maroc 
          mais il n'est pas passé au Maroc ! Dans nos festivals, c'est le 
          blocus. Il est passé par miracle au Panaf d'Alger et à Tunis mais ni 
          l'Egypte ni la Jordanie ou Dubaï ne l'ont sélectionné. Sous-titré en 
          anglais, il fait le tour du monde mais ne touche pas notre public direct. 
          Poser la question du public revient à des circuits réseaux qui fonctionnent 
          bien mais sans qu'on touche notre public de base.
                Osvalde Lewat : Je suis venue 
          au documentaire par hasard, ayant débuté ma carrière par le journalisme, 
          travaillant dans le journal de l'Etat camerounais. Introduire ce débat 
          par la question du spectateur est effectivement essentiel pour des documentaristes 
          africains car je me suis vite rendue compte que mon champ était très 
          limité. Seule une partie infime de la population pouvait lire les journaux. 
          J'avais envie d'avoir une latitude plus grande pour m'exprimer et pousser 
          à la réflexion, avec une vision personnelle du monde qui ne serait pas 
          la voix officielle du gouvernement camerounais. Mon premier documentaire 
          a porté sur un prisonnier qui a passé 33 ans en prison alors qu'il avait 
          été condamné à 4 ans. C'était un vrai équilibrisme car je continuais 
          de travailler à Cameroon Tribune. Voyant les salles pleines, 
          j'ai compris que ce public attendait des images produites par des gens 
          au prisme proche de ce qu'ils connaissaient. Je voulais m'inscrire dans 
          la démarche des documentaristes en place, comme Samba Félix Ndiaye ou 
          Jean-Marie Teno. Mais je ne suis jamais posé la question de savoir ce 
          que ce public attendait ou penserait. Tous les sujets que j'ai traités 
          ont trait aux droits de l'homme et à la justice, d'où mon étiquette 
          de documentariste engagée. Je crois que lorsqu'on fait des documentaires 
          de ce type et qu'on se demande ce qu'attend le public, on risque de 
          biaiser la démarche. Mes films abordent une réalité dure mais je sais 
          que les spectateurs sont prêts à l'affronter et la regarder en face. 
          J'essaye de dépasser l'explication pour bousculer les gens et les amener 
          à se forger un jugement personnel. Ce qui me motive est le fait qu'il 
          y a une attente du public, à commencer par le public africain. L'absence 
          de volontarisme politique fait qu'ils sont peu vus en Afrique. On fait 
          peu de films car on passe beaucoup d'énergie à les montrer !
                Jihan El Tahri : franchement, 
          je n'ai pas la moindre idée de pour qui je fais mes films ! Je 
          les fais pour moi-même car ils essayent de répondre aux questions que 
          je me pose. C'est le point de départ. Etant Egyptienne ne parlant pas 
          bien français et essayant de faire une niche à la télévision, j'ai fait 
          le pari du prime time pour que ma voix porte ! Cela a 
          pris des années. Ce n'est qu'avec L'Afrique en morceaux que 
          j'ai trouvé à la fois le sujet que je voulais raconter et la chaîne 
          ouverte en heure de grande écoute. Ma réflexion est universelle et mon 
          public est celui qui a envie de partager ma réflexion. C'est le contenu 
          qui importe. Quand je suis retourné au Congo, j'ai trouvé L'Afrique 
          en morceaux piraté dans des jaquettes portant le visage de Kabila. 
          En Ouganda, c'était le visage de Museveni. Et ainsi de suite dans chacun 
          des huit pays ! Ils avaient décidé de l'axe qui toucherait le public ! 
          Pas moi : je n'en ai ni les moyens ni la capacité. C'est avec Behind 
          the Rainbow que j'ai commencé à faire le tour des festivals. La 
          rencontre avec le public y est très différente. Cela fait cinq mois 
          que je fais ça et je n'ai plus envie de bosser ! C'est une bulle 
          de gens qui s'intéressent vraiment !
                Brahim Fritah : Mes films 
          naissent d'une rencontre qui m'interroge. Le documentaire est ainsi 
          un moyen de la faire partager. Il y a quelque chose de démocratique 
          et d'économique dans le documentaire qui me correspond bien. La 
          Femme seule vient d'une rencontre dans un bus, qui a débouché sur 
          une autre rencontre. Il faut qu'il y ait un plaisir et une envie, qui 
          nous permettait de se lancer avec très peu d'argent dans le projet. 
          On a tablé sur l'honnêteté du propos, sur la sincérité, en faisant abstraction 
          du public. Il s'agissait de ne pas masquer les ambiguïtés du personnage 
          et non de lui faire une ode. Les chaînes qui l'avaient refusé l'ont 
          finalement programmé, même si c'était à 1 h du matin sur Arte ! 
          Il a un peu circulé en festivals. C'était un moyen de lutte démocratique. 
          Maintenant, c'est plus compliqué car on a besoin d'un peu plus d'argent 
          et on se rend compte de l'élitisme en vigueur dans le cinéma en général.
                Pascal Privet : Je n'ai jamais 
          réussi à résoudre certaines questions. Mes essais sont très marginaux. 
          En ce moment je fais du film industriel : là, la question du spectateur 
          est claire ! Par contre, je n'ai jamais eu de succès dans la diffusion 
          télévisuelle. Quelques films ont été diffusés sur TV5 ou Arte, mais 
          je ne sais comment résoudre cette question au niveau de la production. 
          Nous avons abordé la question de la relation au spectateur sur le plan 
          de la diffusion mais on pourrait aussi la voir dans l'engagement du 
          réalisateur, son désir de cinéma, son intérêt pour un sujet et comment 
          inscrire la possibilité que le film existe, donc les enjeux de production 
          liés. Faire un film documentaire est une recherche, sans savoir où on 
          va arriver. Cela pose une multitude de questions.
                Jihan El Tahri : J'ai commencé 
          en agence de presse, puis en journal, radio, magazine, et j'ai écrit 
          deux livres avant de passer au documentaire ! Autant de tentatives 
          de trouver les moyens de formuler. Chaque support a ses contraintes, 
          ses formatages d'espace, de quantité. Le temps et l'espace sont à résoudre 
          dans tout métier.
                Pascal Privet : Vos films 
          ont des formes différentes, avec des réponses individuelles.
                Jean-Marie Teno : C'est vrai 
          qu'en partant sur le problème du public, on a répondu à la partie la 
          moins intéressante de la question. Face à son sujet, comment le réalisateur 
          négocie cette relation au public et se positionne sur son sujet ? 
          Quand j'ai commencé à faire des films, bien peu d'Africains se levaient 
          pour dire comment ils voyaient le monde. Je me suis toujours demandé 
          pourquoi on était toujours à recevoir les visions des autres. Quand 
          je voulais parler de l'Afrique urbaine, ça n'intéressait pas des financeurs 
          qui cherchaient des moyens de faire rêver. C'est pourtant là qu'étaient 
          les questions essentielles qu'on ne voulait pas aborder. Le modèle du 
          documentaire était le cinéma d'observation. Comment observer chez moi ? 
          J'avais envie de montrer les paradoxes dans lesquels nous vivons. Du 
          coup, j'ai utilisé ma voix. On m'a dit qu'elle n'était pas radiophonique. 
          Bon, mais c'est ma voix. On m'a dit qu'elle était dictatoriale car je 
          parlais de moi. Je répondais que oui, c'est mon point de vue. On m'a 
          dit alors que c'était prétentieux. Peut-être, mais je dis ce que je 
          vois, d'où je viens, où je me place, en espérant que les gens aient 
          une vision plus large. Est-ce qu'en étant subjectif, on n'aide pas à 
          une meilleure compréhension du sujet abordé ? Si on prétend à une 
          objectivité, cette pseudo-observation, ne conforte-t-on pas les stéréotypes, 
          ce que les gens savent déjà et qu'ils vont chercher dans ce genre de 
          films ? Donc, je choisis mon regard et mon point de vue. J'accompagne 
          le spectateur de ma quête et de mon regard. Pourquoi vous intéresserait-il 
          puisqu'on a longtemps dit qu'il ne valait rien ? Va-t-on s'identifier 
          au regard de ce pauvre Africain ? Je demande au spectateur cet 
          effort. Je continue depuis 25 ans. Certains trouvent mes approches triviales 
          car elles me ressemblent mais j'assume ma trivialité ! J'essaye 
          de regarder le monde à ma façon.
                Nadia El Fani : Un documentaire 
          produit par la télé doit répondre à des exigences de format et de contenu. 
          Le cinéma offre une liberté que la télévision n'offre pas. On peut certes 
          utiliser des subterfuges. Ouled Lénine est produit comme un 
          documentaire de télévision mais est finalement un film de cinéma, au 
          format de 88 minutes non adapté à la télévision qui en demande 52, kinescopé 
          au Maroc pour une diffusion en salles. Je l'ai réduit à 54 minutes pour 
          TV5 mais ai dit que je n'enlèverai rien de plus et ai même surimprimé 
          le générique sur des images pour qu'on ne puisse pas le couper ! 
          Le risque est de ne pas être vu ou produit par la suite ! On est 
          dans le cinéma de lutte, d'auteur. C'est une croix qu'on a décidé de 
          porter, bêtement sans doute, pour rien peut-être ! Installée en 
          France depuis sept ans, je ne supporte pas ce que j'entends en militant 
          à la Société des Réalisateurs de films (SRF) où on entend de plus en 
          plus : "C'est celui qui paye l'addition qui commande le menu". 
          Eh bien non : je mange ce que j'ai envie de manger !
                Jihan El Tahri : Quand on 
          décide dans la production de télévision, on essaye bien sûr de s'adapter 
          au formatage temps et contenu. Au niveau du contenu, il y a des lignes 
          rouges que personne ne peut m'enlever : elles touchent au choix 
          du sujet, où on va avec et ce qu'on a envie d'exprimer. On peut me parler 
          de structure et si le film fonctionne ou pas. Pour Behind the Rainbow, 
          mon partenaire était la BBC pendant trois ans. On est arrivés jusqu'au 
          montage et là, il y a eu désaccord. On a essayé de résoudre le problème 
          mais sans succès. J'ai dû virer la BBC en plein montage et leur rendre 
          leur argent qui était bien sûr déjà dépensé ! C'est mon 17ème film 
          et c'est la première fois qu'on m'a fait ça. Au niveau longueur, c'est 
          là qu'est le vrai formatage. Cela fait des années que je sais qu'il 
          y aura une version de 52 minutes qui passera une fois à la télévision. 
          Ça, c'est pour eux. Mais le dvd de Cuba, l'odyssée africaine fait 
          trois heures : c'est ça qui existe et tournera dans les festivals. 
          La version télévisée n'est passée qu'une fois. Mon travail existe sur 
          la version dvd. J'ai décidé de travailler avec ces contraintes car elles 
          me permettent de travailler. Je ne crois pas qu'elles modifient le contenu 
          ou la façon de travailler.
                Olivier Barlet : Est-il possible 
          de dire en public ce qu'attendait la BBC ?
                Jihan El Tahri : Oui, car 
          on ne va sans doute plus travailler ensemble ! Ils voulaient que 
          Behind the Rainbow porte surtout sur la corruption et le viol, 
          ce qui n'était pas mon débat. Ces deux éléments faisaient partie du 
          schéma mais n'étaient pas le centre de mon histoire. Mais pour eux, 
          en prime time sur la BBC, c'était plus vendeur. On a discuté 
          durant six mois jusqu'à la rupture. Heureusement que j'ai un producteur 
          courageux qui a trouvé l'argent pour leur rendre !
                Une question de la salle : 
          Quand on parle d'aller vers le public africain, le chaînon manquant 
          est l'opérateur culturel. Soutenir des initiatives artistiques revient 
          à soutenir des initiatives locales de structuration. On parle de la 
          BBC, de TV5 ou des Centres culturels français mais quels sont les opérateurs 
          culturels africains ? Le militantisme ne doit-il pas aussi se situer 
          là ?
                Nadia El Fani : Ce qui nous 
          manque, c'est la démocratie et la liberté d'expression. On ne peut plus 
          s'organiser comme avant. Nous cinéastes avons même perdu nos organisations : 
          la Fepaci (Fédération panafricaine des cinéastes) est une enveloppe 
          vide qui ne fait rien. Nos pays ont peur de la remise en question. Le 
          cinéma étant un média fort, il est clair qu'on nous restreint dans notre 
          diffusion. La première des luttes, c'est la lutte pour la liberté.
                Olivier Barlet : Et pourtant, 
          vous vous obstinez à faire des films politiques !
                Nadia El Fani : Oui, mais 
          on s'exile. Je suis rentrée en Tunisie en 90 car il y avait soi-disant 
          une ouverture démocratique. C'était le général Ben Ali ! J'ai monté 
          une boîte de production, j'ai produit et puis est venu le constat de 
          blocage. On n'arrive pas à fédérer et progresser. Du coup, on se retrouve 
          dans des pays comme ici, accueillants, mais où on est atomisés, satellisés. 
          Je ne sais plus quelle est la réponse à apporter !
                Jean-Marie Teno : Olivier, 
          c'est tout à fait juste de poser la question du cinéma politique. Le 
          simple geste documentaire en Afrique est déjà politique. Mais les films 
          sont politiques pour qui ? Ils sont politiques car ils rentrent 
          dans une politique. La narration, l'histoire, montrer les gens, etc 
          vont être perçus comme politiques ou non. Mon dernier film, Lieux 
          saints, qui n'est pas considéré comme politique, ne l'est-il pas ? 
          Aux Etats-Unis, je l'ai montré dans différents festivals et les gens 
          ont réagi en disant que l'Afrique était enfermée dans des visions de 
          drames et de misère, et que là, enfin, on voyait du positif : un 
          gars fait un vidéo-club mais n'a pas de films africains. Son grand rêve 
          est d'avoir un grand écran plat qui coûte trop cher. Il est heureux, 
          si bien que ce film n'est pas politique, mais le public y trouvait une 
          humanité, des gens qui parlent et qui ont envie de partager quelque 
          chose. C'est en rencontrant les gens qu'on peut capter cela. Le joueur 
          de djembe de Lieux saints est un philosophe. Il a lu Spinoza, 
          etc. mais il connaît aussi la tradition orale et cite souvent des proverbes. 
          Je n'ai pas fait de casting : cette rue m'a accrochée et je l'ai 
          filmée. Si on peut révéler ce que les gens ont de beau et de fantastique, 
          c'est, comme le disait Samba Félix Ndiaye, qu'on place la caméra à un 
          certain niveau qui autorise le dialogue. C'est peut-être un signe des 
          temps, mais je n'ai plus envie de m'attaquer au système. Cela fait vingt 
          ans que je le fais, il est toujours en place et je vois certains de 
          nos compagnons de route le rejoindre, avec un discours de circonstance. 
          J'ai envie de raconter des histoires de petites gens dans toute leur 
          beauté, et je considère que c'est tout à fait politique.
                Une personne de la salle : 
          lorsque j'étais enseignante en Afrique, j'avais proposé un sujet qui 
          était "préférez-vous le cinéma ou la lecture ?", et avais donné 
          une très bonne note à un devoir qui disait pourquoi il aimait le cinéma 
          en disant que depuis qu'il avait vu le film Golgotha, il savait 
          que Jésus-Christ a vraiment existé ! Tout en précisant qu'il était 
          musulman. J'ai donc enchaîné par une petite formation à l'image pour 
          différencier le documentaire et la fiction. Cet élève pensait que c'était 
          tout récent, l'histoire du Christ !
                Il n'y a pas pour moi un cinéma africain, 
          un cinéma noir et un cinéma blanc. Quand un Africain fait un bon film, 
          on s'étonne ! Ce catalogage est regrettable : pourquoi ne 
          sommes-nous pas plus ouverts aux cinémas du monde entier ?
                Jihan El Tahri, sur une question de 
          la salle : Le 52 minutes est imposé par toutes les télévisions, 
          les 8 minutes restantes étant consacrées à la publicité, même par une 
          chaîne comme Arte qui n'a pas de publicité mais cherche à vendre les 
          films internationalement. Mon dernier film fait 138 minutes… Le formatage 
          existe sur un raisonnement très clair, car les nouvelles doivent arriver 
          à 20 h pile.
                Brahim Fritah : Je suis né 
          en France mais avec des allers-retours avec le Maroc. Le Roi a choisi 
          de privilégier le cinéma national : il y a encore des brèches pour 
          faire des choses politiquement déconcertantes mais ça va se resserrer 
          comme dans toutes les cinématographies nationales. Le public a l'habitude 
          du reportage de télévision. Le récit documentaire est nouveau pour les 
          gens et intéresse. C'est relativement nouveau et ouvre des perspectives. 
          On sait en tant que réalisateur quand nos interlocuteurs nous demandent 
          un compromis allant dans sa direction. C'est notre capacité de résister 
          qui fait que notre film nous ressemble et est original. Quand j'ai vu 
          Touki bouki de Djibril Diop Mambéty, j'ai vu une œuvre complètement 
          autonome, qui ne se posait pas la question d'être africain ou non. C'est 
          un de ces films qui réveillent !
                Dominique Wallon : Une intervention 
          sur un mot : le cinéma africain. Nous faisons très attention au 
          festival de conserver l'appellation "des cinémas d'Afrique". Ce continent 
          a droit à l'image mais ce droit lui est largement dénié. Nous contribuons 
          à ce que ce continent puisse ici s'exprimer et montrer ses images. Qu'elles 
          parlent d'Afrique ou d'ailleurs n'est pas la question : ce sont 
          les images des cinéastes originaires d'Afrique.