Olivier Barlet : 
        Les débats qui ont suivi la présentation des films de Tariq Teguia ont 
        été animés, certains spectateurs du festival s'étant sentis agressés par 
        la durée de certains plans. Ils n'ont pas hésité à les qualifier d'ennuyeux. 
        Je voudrais introduire ce moment de réflexion sur le cinéma par quelques 
        mots sur la notion d'ennui.
              Dans les années 60, les films d'Antonioni 
        par exemple, dont Zabriskie Point ou Profession Reporter 
        sont souvent cités en référence pour les films de Tariq Teguia, étiraient 
        eux aussi le temps. Sous la pression de la dominance du cinéma américain, 
        de la télévision, de la publicité et des clips, nous avons depuis perdu 
        l'habitude d'un cinéma qui prend le temps. Le cinéaste Raoul Ruiz disait 
        que "l'ennui est l'arme des cinémas différents". Aujourd'hui, des cinéastes 
        du Sud jouent eux aussi de cet "ennui". Comme la Belge Chantal Ackerman 
        ou le Portugais Pedro Costa, et comme l'avait fait Djibril Diop Mambety 
        dans Touki bouki, le Chinois Jia Zang-Ke, le Sri lankais Vimukhti 
        Jayasundara ou le Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, célébrés par 
        la critique internationale, explorent les voies d'une nouvelle vision 
        de la réalité. A la différence d'Antonioni qui puisait dans l'étirement 
        du temps une représentation de l'incommunicabilité entre les êtres, ils 
        illustrent ainsi une recherche de communication. En ce sens, par la rencontre 
        qu'il orchestre entre deux êtres qui vont s'ouvrir peu à peu en faisant 
        un bout de chemin ensemble, Inland débouche sur le triomphe de 
        la relation.
              Il n'y a donc là ni mimétisme ni citation, 
        mais bien au contraire la recherche d'une forme propre explorant les passerelles 
        entre politique et esthétique, décelant les résistances possibles au désastre 
        qui se prépare ou qui est déjà là.
              Si le ton général de ce festival est la 
        gravité, c'est par une esthétique originale que les réalisateurs d'Afrique 
        l'abordent pour mieux la conjurer. Un festival est là pour bousculer, 
        et rappeler que poser la question du contenu d'un film, c'est poser celle 
        de sa forme, et vice-versa - une relation très forte dans les films de 
        Tariq Teguia.
              Il n'y a pas de hasard. Avant de se consacrer 
        au cinéma, Tariq Teguia a étudié la philosophie et les beaux arts, et 
        a été à la fois plasticien et photographe. Ses films puisent dans cette 
        pratique. Les deux courts métrages présentés en introduction, Ferrailles 
        d'attente (1998, 7') et Haçla (La Clôture, 2003, 
        23'), en sont une illustration.
              Tariq Teguia : Avec mon regard 
        d'aujourd'hui, je trouve Ferrailles d'attente plutôt maniéré. 
        C'était mon troisième court métrage mais je ne montre pas les précédents. 
        Le titre désigne un terme d'architecture : ces tiges de ferraille 
        qui préparent l'ajout d'autres pièces ou étages. C'était une façon de 
        signifier une Algérie en chantier perpétuel. C'est un essai vidéo. Quant 
        à Haçla, qui est plutôt de forme documentaire,j'ai continué ce 
        travail d'interrogation de l'espace et de corps pris dans des espaces 
        difficiles à traverser, une interrogation qui se prolonge dans une fiction, 
        Rome plutôt que vous.
              (projection des deux courts métrages)
              Olivier Barlet : Ces deux courts 
        métrages illustrent une recherche de forme qui me fait penser à ces albums 
        monographiques sur des peintres dont on voit les premières œuvres qui 
        se cherchent et un style qui peu à peu se met en place. Une permanence 
        se dessine cependant dans le confinement, l'enfermement, le désoeuvrement 
        si présent dans ce que disent les jeunes de La Clôture.
              Tariq Teguia : Oui, cela fait 
        longtemps que je n'avais pas revu La Clôture et je suis frappé 
        de l'actualité de ce qu'ils disent, notamment cette volonté de fuir la 
        société algérienne : il n'y a jamais eu autant de volontaires pour 
        prendre une barque et traverser la Méditerranée ! Si l'on choisit 
        les armes du cinéma, il faut en faire autre chose qu'un article. Mon obsession 
        est que la forme soit le discours lui-même. Jusqu'à Rome plutôt que 
        vous, ce sont les mêmes questions : Alger, sa banlieue, ce décor, 
        comment ils traversent ces espaces, ce qu'ils en font, comment ils négocient 
        tout ça, quelles sont leurs alternatives, les lignes de fuite possibles. 
        C'est un travail formel qui me gêne un peu aujourd'hui car ça encombre. 
        J'ai essayé aujourd'hui d'assécher les choses. La grande affaire a été 
        la désertification.
              Olivier Barlet : Il se passe 
        beaucoup de temps entre ces trois films, de 1996 à 2007.
              Tariq Teguia : Oui, les premiers 
        courts métrages étaient durant mes études et ce travail de cinéma a été 
        parallèle à mes activités de plasticien et de photographe. Quand on me 
        demandait si je préférais faire du cinéma ou être prof à la fac, je répondais : 
        "les deux !". C'était pour moi une seule et même chose : il 
        ne me semblait pas contradictoire de théoriser et de faire des films. 
        Ensuite, faire des films ne revient pas à mettre en forme une théorie. 
        J'essaye de ne pas trop discourir dans mes films.
              Olivier Barlet : Ce sont effectivement 
        des films qui ne sont pas bavards.
              Tariq Teguia : J'espère ! 
        En même temps, il y a beaucoup de parole dans La Clôture. Il 
        était question de mettre la parole en scène, procédé que l'on retrouvera 
        aussi dans Inland. Cela peut être drôle : on peut être mi-sérieux, 
        mi-amusé, catégorique, péremptoire, hésitant, bafouillant, bégayant, tout 
        ça en même temps…
              Olivier Barlet : On retrouve 
        les mêmes personnes dans les différents films. S'agit-il d'un groupe constitué 
        qui réfléchit ensemble ou bien est-ce plutôt Tariq Teguia qui propose ?
              Tariq Teguia : Ce sont des 
        amis ! C'est manifeste dans La Clôture : on y trouve 
        Rachid Amrani qui jouera Kamel dans Rome plutôt que vous, Kader 
        Affak qui joue le rôle principal d'Inland, Fheti Garès, un ingénieur 
        dans la vie, qui joue l'intégriste dans Rome plutôt que vous et 
        que l'on voit aussi dans Inland dans la réunion des activistes, 
        etc. On fait des films entre copains. C'est la chose la plus simple à 
        faire.
              Olivier Barlet : La Clôture 
        a un côté slam…
              Tariq Teguia : J'envisageais 
        ça comme des pavés. Il y a ceux qui volent et là c'est des pavés vidéo !
              Olivier Barlet : Et ce côté 
        cri, ce côté frontal va laisser la place dans Rome plutôt que vous 
        à une forme plutôt labyrinthique. Si dans La Clôture, la 
        géographie était déjà bien présente, dès les cartes d'Alger du générique, 
        c'est une géographie mentale qui se précise dans les longs métrages où 
        la question n'est plus de causalité, mais pour arriver à dire l'ennui, 
        le piège, le confinement, le désoeuvrement. Elle se fait interrogation 
        psychique. Malek, le personnage central d'Inland, avoue qu'il 
        était "à moitié là". Il est dans les limbes. On pense à L'Etranger 
        de Camus mais ce n'est pas Meursault : il ne fait pas le saut de 
        la mort, pas plus que n'est présente l'incommunicabilité antonionienne. 
        On est d'une part dans l'incertitude mentale et d'autre part dans la topographie. 
        Malek est topographe et les cartes sont omniprésentes. Il s'agit de créer 
        des liens dans une société où ils se distendent. Peu à peu des lignes 
        se mettent en place, qui s'affirment dans Inland. Quelles sont 
        ces lignes de fuite ? Quelle est l'intention ?
              Tariq Teguia : Est-ce que tu 
        me permets de ne pas être d'accord avec tout ce que tu as dit ?
              Olivier Barlet : Bien sûr !
              Tariq Teguia : Je n'ai jamais 
        eu le sentiment de faire des paysages mentaux. Ce à quoi j'essaye d'être 
        attentif, ce sont des paysages politiques. Qu'il y ait des corps qui les 
        traversent est clair : mon souci est de s'intéresser à ce qui est 
        dehors, à la peau. Ce sont des rapports tactiles, des odeurs, des gestes, 
        des rebroussements, des effondrements. Mais je constate que tu n'es pas 
        le seul à faire cette lecture. Là où je n'accroche pas, c'est la référence 
        à Camus. Ce n'est pas vers ce Camus que je me penche.
              Olivier Barlet : J'en parlais 
        bien pour souligner ta façon de te détacher de ce type de pensée.
              Tariq Teguia : Il peut y avoir 
        de la littérature ou du cinéma, mais pas Camus, plutôt Ginsberg, la poésie 
        américaine d'une époque. Mais en même temps, je comprends le rapprochement 
        mais ce n'est pas là que je regardais. Pour les lignes de fuite, je suis 
        entièrement d'accord. Ces paysages politiques ne sont pas un objet théorique 
        mais des espaces traversés par des individus qui ont des désirs, des peurs, 
        des absences, des impossibilités à faire - c'était le sens de La Clôture 
        -, de grands pessimistes, mais des "pessimistes hyperactifs" pour 
        reprendre la formule de Michel Foucault. Ce n'est pas de l'optimisme béat : 
        les luttes sont nécessaires, les résistances difficiles et on cherche 
        des points d'échappée… Il faut se trouver sa ligne de sorcier dans tout 
        ça pour échapper aux oppressions, à l'Etat, aux identifications, aux assignations, 
        à toutes les morales d'état civil, qu'elles soient algériennes ou européennes, 
        de Shengen ou d'ailleurs.
              Olivier Barlet : Donc la fuite 
        comme résistance.
              Tariq Teguia : Oui, il est 
        possible que je fuie mais dans ma fuite je cherche une arme.
              Olivier Barlet : Ginsberg, 
        l'imaginaire américain de la route, les roadmovies, et cela associé 
        à une dérive.
              Tariq Teguia : Alors à une 
        dérive continental.
              Olivier Barlet : La moto dans 
        Inland fait penser à Easy Riders de Denis Hopper.
              Tariq Teguia : Et pas à Johnny 
        Hallyday comme on me l'a dit hier ! (rires)
              Olivier Barlet : C'est effectivement 
        la référence à un imaginaire de résistance. Ce qui frappe aussi dans les 
        deux films, c'est la vitalité représentée. Un cut très vif ouvre 
        sur des gens qui dansent, qui rient, qui sont heureux d'être ensemble.
              Tariq Teguia : Absolument, 
        c'est indissociable. Il y a un processus de distinction mais ce qui me 
        fascine en Algérie, qui est bien sûr vrai aussi ailleurs, c'est la coexistence 
        entre l'abattement, le désarroi, l'atomisation de la société et l'émeute 
        permanente. Le désir de fuite c'est être du côté de la vie. Les militants 
        qui sont encore enfermés dans leur coin, qui blablatent mais qui en même 
        temps ne désespèrent pas et peuvent rire d'eux-mêmes, c'est du vivant, 
        du vital. Y compris Malek "à moitié là" et cette jeune femme qui finit 
        dans la poussière et la lumière. Tout ça c'est du côté de la vie.
              Olivier Barlet : Et ces îlots 
        de résistance s'articulent. Comme il est dit dans une conversation d'Inland : 
        "Il ne suffit de plusieurs îles : c'est un archipel qu'il nous 
        faut". Le mot archipel m'évoque tout de suite la pensée archipelique d'Edouard 
        Glissant. On a effectivement l'impression que tu as une approche rhyzomique : 
        des liens se cherchent entre îlots de résistance qui vont pouvoir déboucher 
        sur ce qui permettra la résistance globale : le lien entre les individus.
              Tariq Teguia : Oui, j'avais 
        d'ailleurs apprécié que tu relèves cette phrase dans ton article. Tu as 
        été le seul à le faire. C'est bien sûr au niveau de la question algérienne 
        qui m'obsède mais aussi à celui du "mondialisage" comme il est dit dans 
        Rome plutôt que vous. Entre les émeutes dans les banlieues françaises, 
        en Grêce, en Egypte, cela dit bien un état de la famine du monde !
              Olivier Barlet : Ces puissances 
        de vie contre l'atomisation se heurtent quand même à l'état du désastre : 
        les travellings sur les villages, un pendu au loin…
              Tariq Teguia : Un pendu bucolique !
              Olivier Barlet : Mais un pendu 
        quand même, et toute une série de plans qui posent la question du désastre 
        et de comment le filmer. On a l'impression que tu joues sur la distance : 
        à travers des vitres sales, des travellings qui durent, etc.
              Tariq Teguia : Oui, mais que 
        filmer d'autre ? D'autres filmeront l'Algérie sous des facettes plus 
        attrayantes, je m'en suis tenu à ces translations mélancoliques. Du fumier 
        on peut faire jaillir des choses belles et il faut parfois y tendre. Mais 
        la question que tu poses est de savoir ce que signifie de poser une caméra 
        et d'enregistrer, et de ce que ça vaut : qu'a-t-on perçu du réel ? 
        Je n'en sais jamais trop rien. Filmer, c'est fatalement manquer quelque 
        chose. Ces vitres qui s'intercalent entre le voyeur, c'est-à-dire moi, 
        et le spectateur, ce qui est vu, rappellent cette condition malheureuse 
        de voir à côté, d'avoir manqué l'instant, la durée. Cadrer, c'est manquer 
        le off, c'est forcément une aventure du regard, mais du regard malheureux.
              Olivier Barlet : Cela suppose 
        aussi de capter l'incertitude. Lorsqu'au début de Rome plutôt que 
        vous, Zina prépare un café dans sa cuisine, on se demande si on va 
        attendre que le café boue, et effectivement, on l'attend ! Et pourtant 
        elle est là, présente, et nous on a le temps de réfléchir aux détails, 
        qu'il n'y avait pas d'eau au robinet et que les allumettes made in Algérie 
        ne marchent pas et qu'il vaut mieux acheter des espagnoles !
              Tariq Teguia : Mais il y a 
        du gaz !
              Olivier Barlet : Effectivement ! 
        La durée permet de capter l'incertitude de la vie globale.
              Tariq Teguia : Oui, c'est un 
        bon exemple pour juger de la validité des longueurs que j'ai parfois l'air 
        d'imposer. Il s'agit de rendre la vie elle-même, mais en même temps, je 
        reprendrais volontiers ce que disait un critique à propos du photographe 
        américain Robert Franck : "il photographiait ce qui n'aurait pas 
        dû l'être". C'est justement mon souci. Normalement, on aurait dû filmer 
        de quoi comprendre qu'elle se fait un café pour très vite passer à autre 
        chose. Ce qui m'intéresse, c'est le creux : le moment où le plan 
        semble s'assoupir et où je m'attarde un peu, parce qu'il advient quelque 
        chose.
              Olivier Barlet : Tu travailles 
        souvent tes montages avec Andrée Davanture, qui a monté un grand nombre 
        de films d'Afrique.
              Tariq Teguia : Un ami me l'avait 
        conseillée et on a commencé à travailler ensemble. C'est aussi simple 
        que ça. Très proche pour La Clôture et Rome. Un peu 
        plus à distance sur Inland car elle montait en même temps un 
        film de Souleymane Cissé. C'est une relation particulière, ce n'est pas 
        seulement monteur-réalisateur. Elle entretient ce rapport avec de nombreux 
        cinéastes : il faut avoir les épaules solides.
              Olivier Barlet : Les conflits 
        sont fréquents sur les tables de montage.
              Tariq Teguia : Elle défend 
        un point de vue et moi aussi et ça peut donner lieu à des batailles et 
        tant mieux ! Les conflits sont également fréquents sur un plateau 
        de tournage, mais on s'y épuise vite. Avec mon frère Yacine qui produit 
        et avec Nasser Medjkane, qui est directeur photo mais aussi un photographe, 
        on est d'accord sur la méthode de production, sur la direction du regard, 
        et ça vaut pour les acteurs. Il n'y a pas tant de conflits que ça. Il 
        est plus simple de se disputer quand on est rentrés à Paris !
              Olivier Barlet : Si j'insiste 
        sur le montage, c'est que tes films jouent sur un étirement de la durée 
        qui tout d'un coup se rompt par un cut brutal débouchant sur 
        une exubérance de paroles et de musique, par un jaillissement des plans 
        courts. On a l'impression que le film lui-même résiste à l'indifférence 
        de Malek et qu'un dialogue s'instaure ainsi.
              Tariq Teguia : Oui, et avec 
        les autres personnages. Je fais coexister plusieurs lignes de fuite, désirs, 
        distances. C'est le corps du film, son organisme : le film est un 
        métabolisme. Il n'y a pas une formule. Que demande le métabolisme du film ? 
        Dans une journée, on vit des taticardies, des assoupissements, des agitations, 
        etc. Cela doit répondre à l'objectif de rendre compte de sensations.
              Olivier Barlet : Dans l'image, 
        le plan moyen se fait rare. On dirait que tu unis par les plans rapprochés 
        ce qui est du domaine de l'intime avec le pays, l'Algérie captée dans 
        les plans larges.
              Tariq Teguia : Je n'ai pas 
        conscience de ça, peut-être. Je ne suis pas d'accord avec Meursault mais 
        là je n'ai rien à dire. Par contre, il est toujours question de corps, 
        d'individus au milieu d'un espace. Que nous dit cette relation sur l'état 
        d'un pays ? Paysage mental, peut-être, mais retourné comme un gant !
              Olivier Barlet : Sur la question 
        des corps, comment travailles-tu avec tes acteurs ? Ils ont souvent 
        des postures imperturbables, l'air détaché. As-tu un travail spécifique 
        pour les "calmer" et obtenir cet effet ?
              Tariq Teguia : Jeu blanc, peut-être. 
        Mon souci est de leur demander d'enlever ce qu'ils croient être de l'expression. 
        Pas pour en faire des amibes, quoi que… Ce qui est intéressant avec les 
        amibes, c'est que ça n'a pas de squelette et donc ça ne laisse pas de 
        fossile. Pour quelqu'un qui veut disparaître, c'est idéal ! Donc 
        des membranes en tout cas. Je veux qu'ils résonnent, comme ces modèles 
        bressonniens où c'est humain, une caresse, une vitesse d'exécution pour 
        un pickpocket… D'ailleurs, ces acteurs n'en sont pas, peut-être le deviennent-ils 
        avec le film. Amateurs, je ne sais pas ce que ça veut dire, mais ils sont 
        ces modèles, traversés. Sur le plateau, on fait, on refait beaucoup jusqu'à 
        l'épuisement, jusqu'à assécher, désertifier mais surtout pas fossiliser 
        le jeu. Peut-être faut-il ramollir l'acteur pour y arriver. Avec Kader, 
        on a mis une dizaine de jours à trouver la bonne fréquence. Il faut trouver 
        la bonne fréquence d'énonciation, d'émission pour être ni dans l'abattement 
        un peu forcé et grotesque et ni dans le surjeu qui va dire la colère. 
        On y arrive en faisant, en défaisant, en se repentant, en repassant dessus. 
        Pour Rome, on a retourné en fin de tournage tout ce qu'on avait 
        tourné au début. On avait besoin de ce début pour se mettre en jambe, 
        pour arriver à la bonne température, un warm-up !
              Olivier Barlet : On sent l'épaisseur 
        du travail, que l'on retrouve dans la bande son, non seulement dans la 
        musique mais aussi dans le bruitage, avec le souci comme dans le montage 
        de passer, comme tu le disais dans une interview, de "l'apnée sonore" 
        à des exubérances très fortes, notamment ce free jazz plutôt agressif 
        d'Archie Shepp et Ornette Coleman dans Rome.
              Tariq Teguia : Il n'y a pas 
        là non plus de formule, comme d'envoyer les basses pour rattraper le client 
        qui s'enfuit déjà (rires). Non, c'est toujours la question de 
        comment s'organisent et se répondent les plans. Au moment de la colure, 
        il peut y avoir du retrait, de l'ajout, une intensification du plan. C'est 
        pour ça que le montage est très long : il ne s'agit pas de respecter 
        les règles grammaticales du récit mais de mesurer comment chaque plan 
        réinvente le film, à l'aune de la totalité, pour trouver une fréquence 
        générale qui est déjà dans le fragment. C'est cette obsession qu'on appellera 
        musicale, en tout cas rythmique. Cela vaut pour le son. Un principe serait 
        de dire que plus on enlève, mieux on entend, jusqu'à entendre l'inaudible 
        comme d'autres voudraient montrer l'invisible.
              Olivier Barlet : Voilà qui 
        m'amène à la dernière question que je voulais te poser qui est justement 
        celle de l'invisible. On a l'impression qu'Inland converge vers 
        un énigmatique qui dénote une recherche du domaine du métaphysique.
              Tariq Teguia : Oui, à double 
        mouvement : cartographique (d'un coup d'œil embrasser la totalité 
        d'un espace) et moléculaire (le devenir lézard, cailloux de Malek et de 
        la fille), tout cela dans un même mouvement, à la fois cosmique et minéral, 
        sidérant et sidéral. Je ne sais si on y arrive mais je tendais vers le 
        point ultime de disparition dans les terres.
              
        
        
        
        Débat avec la salle :
              Question : vos films sont admirables, 
        mais où sont les femmes ?
              Tariq Teguia : Le visage que 
        l'on voit de plus près dans Ferrailles d'attente est une femme, 
        avec l'inscription "risqué" dessus. Pour La Clôture, j'ai filmé 
        des jeunes femmes. Le projet était de faire un pavé. La façon qu'elles 
        avaient de parler et de se mettre en scène était chargée de beaucoup plus 
        de pudeur et de retenue. Cela n'avait pas la violence des hommes qui exposaient 
        leur sentiment d'échec profond. Pour garder au film sa violence, j'ai 
        fait le choix de ne pas conserver les femmes au montage. Plutôt que de 
        faire semblant de satisfaire un besoin d'égalité, cela manifeste aussi 
        la situation des femmes en Algérie. Il y a bien des femmes dans la rue, 
        mais après une certaine heure plus du tout et surtout pas dans certains 
        quartiers. D'une certaine manière, les femmes sont absentes de la vie 
        en Algérie. Je me suis dit que cette absence serait relevée : cela 
        pose la question de notre espace public et politique. Elles sont confinées, 
        chacun ses clôtures, lesquelles se superposent parfois.
              Question : Ferrailles d'attente 
        me faisait penser à Dziga Vertov, mais là dans une sorte de post-industriel. 
        Avec Inland, c'est une progression vers une intériorité. Comment 
        l'avez-vous préparée ?
              Tariq Teguia : Le mental ne 
        se dévoile pas, là j'ai essayé de le faire affleurer. Il me semble que 
        c'est comme ça qu'on doit procéder. Je montre des corps à l'extérieur 
        et des ruines récentes, d'aujourd'hui. En fait, il n'y a que vous qui 
        pouvez répondre à la question du paysage mental. Moi, je filme comment 
        Malek disparaît du cadre.
              Question : On ne voit pas dans 
        vos films la génération qui a connu la guerre d'Algérie.
              Tariq Teguia : Je filme ceux 
        qui m'entourent. Je crois que la génération dont vous parlez vit à la 
        fois la conscience de la nécessité de la guerre et la conscience de son 
        inaboutissement.
              Question : Vos films sont-ils 
        visibles en Algérie ?
              Tariq Teguia : Oui, ils sont 
        visibles. Comme partout ailleurs le pouvoir n'existe pas : il existe 
        un diagramme de rapports de forces entre des individus, des institutions, 
        des choix politiques. Il y a des gens qui veulent que ces films soient 
        montrés et d'autres pas. La télé ne les a pas achetés.
              Olivier Barlet : Ce que tu 
        montres quand même, c'est le contrôle : dans chacun des longs métrages, 
        les scènes de contrôle policier sont très fortes.
              Tariq Teguia : Oui, il existe 
        et il est sévère, il peut être omniprésent. Ce n'est pas typiquement algérien. 
        L'état d'une société est le résultat d'une lutte. La démocratie n'est 
        pas un achèvement, elle est sans cesse menacée et se regagne continuellement.
              Question : Vous jouez sur l'ennui 
        en étirant le temps : comment l'idée vous est-elle venue de faire 
        ainsi ?
              Tariq Teguia : Je veux bien 
        reprendre l'ennui et la vacuité pour Rome : ça s'éternise 
        effectivement dans le labyrinthe des maisons quand ils cherchent sans 
        trouver, et je voulais qu'on expérimente physiquement l'ennui et la vacuité 
        de ces existences qui se cherchaient une voie de secours. Dans Inland, 
        je voulais surtout montrer des distances. C'est ce que fait le topographe. 
        Cela prend du temps. Je voulais aller au-delà de ce qui me contraint, 
        c'est-à-dire le cadre.
              Réaction : J'avais vu vos films 
        en dvd et ils ne m'avaient pas convaincus. Je les ai revus au festival 
        et l'effet a été inverse : j'ai retrouvé ce que j'avais ressenti 
        en Algérie où je suis né et ai grandi, cette impression d'ennui, ce côté 
        un peu irréel du temps, que j'ai vécu lors de mon adolescence. Ce que 
        je trouve extraordinaire dans vos films, c'est que l'émotion passe par 
        des images qui peuvent être fixes ou lentes, alors que d'habitude c'est 
        dans l'action.
              Olivier Barlet : Dans les discussions 
        durant le festival, beaucoup ont évoqué un long plan de Inland, 
        juste les rails vus du train qui progresse doucement. Bien qu'il intervienne 
        au bout de 1 h 45 environ, personne ne s'en est plaint : au contraire, 
        tout le monde l'a trouvé d'une extraordinaire intensité.
              Tariq Teguia : Ce plan amène 
        ce qui va suivre, l'éloignement et l'avancée vers l'ouvert. Il arrive 
        dans ce plan toute une série de micro-événements, quelqu'un qui traverse 
        la voie pour jeter un sac, des voitures qui font des marches arrière, 
        etc. Cette chorégraphie nous amène vers le lointain. Le plan faisait 25 
        minutes : je me suis interdit de le couper plus tôt. Je ne voulais 
        pas épuiser le plan mais je voulais amener une autre vitesse qui arrive 
        derrière, dans le wagon.
              Réaction : J'ai été sévère 
        après votre film et l'avais traité d'ennuyeux à l'issue de la projection 
        durant le débat. Mais plus je vous écoute en parler, plus je le comprends. 
        Vous justifiez non votre lenteur mais vos longueurs. Et du coup, cela 
        me donne envie de le revoir ! C'est tout l'intérêt de ces leçons 
        de cinéma !
              Tariq Teguia : Si je puis me 
        permettre une réaction, ce serait de dire que je ne justifie pas mon travail. 
        On utilise le terme "leçon de cinéma" mais je n'arrive pas à en mettre, 
        ce serait gonflé ! L'enjeu de l'exercice est d'engager des pourparlers, 
        une négociation autour des images que vous avez vues. Je ne suis pas là 
        pour me justifier car je ne me sens coupable de rien du tout, mais pour 
        négocier des solutions possibles, des interprétations et des lectures 
        possibles. C'est guère plus, mais c'est essentiel !