Olivier Barlet :
Les débats qui ont suivi la présentation des films de Tariq Teguia ont
été animés, certains spectateurs du festival s'étant sentis agressés par
la durée de certains plans. Ils n'ont pas hésité à les qualifier d'ennuyeux.
Je voudrais introduire ce moment de réflexion sur le cinéma par quelques
mots sur la notion d'ennui.
Dans les années 60, les films d'Antonioni
par exemple, dont Zabriskie Point ou Profession Reporter
sont souvent cités en référence pour les films de Tariq Teguia, étiraient
eux aussi le temps. Sous la pression de la dominance du cinéma américain,
de la télévision, de la publicité et des clips, nous avons depuis perdu
l'habitude d'un cinéma qui prend le temps. Le cinéaste Raoul Ruiz disait
que "l'ennui est l'arme des cinémas différents". Aujourd'hui, des cinéastes
du Sud jouent eux aussi de cet "ennui". Comme la Belge Chantal Ackerman
ou le Portugais Pedro Costa, et comme l'avait fait Djibril Diop Mambety
dans Touki bouki, le Chinois Jia Zang-Ke, le Sri lankais Vimukhti
Jayasundara ou le Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, célébrés par
la critique internationale, explorent les voies d'une nouvelle vision
de la réalité. A la différence d'Antonioni qui puisait dans l'étirement
du temps une représentation de l'incommunicabilité entre les êtres, ils
illustrent ainsi une recherche de communication. En ce sens, par la rencontre
qu'il orchestre entre deux êtres qui vont s'ouvrir peu à peu en faisant
un bout de chemin ensemble, Inland débouche sur le triomphe de
la relation.
Il n'y a donc là ni mimétisme ni citation,
mais bien au contraire la recherche d'une forme propre explorant les passerelles
entre politique et esthétique, décelant les résistances possibles au désastre
qui se prépare ou qui est déjà là.
Si le ton général de ce festival est la
gravité, c'est par une esthétique originale que les réalisateurs d'Afrique
l'abordent pour mieux la conjurer. Un festival est là pour bousculer,
et rappeler que poser la question du contenu d'un film, c'est poser celle
de sa forme, et vice-versa - une relation très forte dans les films de
Tariq Teguia.
Il n'y a pas de hasard. Avant de se consacrer
au cinéma, Tariq Teguia a étudié la philosophie et les beaux arts, et
a été à la fois plasticien et photographe. Ses films puisent dans cette
pratique. Les deux courts métrages présentés en introduction, Ferrailles
d'attente (1998, 7') et Haçla (La Clôture, 2003,
23'), en sont une illustration.
Tariq Teguia : Avec mon regard
d'aujourd'hui, je trouve Ferrailles d'attente plutôt maniéré.
C'était mon troisième court métrage mais je ne montre pas les précédents.
Le titre désigne un terme d'architecture : ces tiges de ferraille
qui préparent l'ajout d'autres pièces ou étages. C'était une façon de
signifier une Algérie en chantier perpétuel. C'est un essai vidéo. Quant
à Haçla, qui est plutôt de forme documentaire,j'ai continué ce
travail d'interrogation de l'espace et de corps pris dans des espaces
difficiles à traverser, une interrogation qui se prolonge dans une fiction,
Rome plutôt que vous.
(projection des deux courts métrages)
Olivier Barlet : Ces deux courts
métrages illustrent une recherche de forme qui me fait penser à ces albums
monographiques sur des peintres dont on voit les premières œuvres qui
se cherchent et un style qui peu à peu se met en place. Une permanence
se dessine cependant dans le confinement, l'enfermement, le désoeuvrement
si présent dans ce que disent les jeunes de La Clôture.
Tariq Teguia : Oui, cela fait
longtemps que je n'avais pas revu La Clôture et je suis frappé
de l'actualité de ce qu'ils disent, notamment cette volonté de fuir la
société algérienne : il n'y a jamais eu autant de volontaires pour
prendre une barque et traverser la Méditerranée ! Si l'on choisit
les armes du cinéma, il faut en faire autre chose qu'un article. Mon obsession
est que la forme soit le discours lui-même. Jusqu'à Rome plutôt que
vous, ce sont les mêmes questions : Alger, sa banlieue, ce décor,
comment ils traversent ces espaces, ce qu'ils en font, comment ils négocient
tout ça, quelles sont leurs alternatives, les lignes de fuite possibles.
C'est un travail formel qui me gêne un peu aujourd'hui car ça encombre.
J'ai essayé aujourd'hui d'assécher les choses. La grande affaire a été
la désertification.
Olivier Barlet : Il se passe
beaucoup de temps entre ces trois films, de 1996 à 2007.
Tariq Teguia : Oui, les premiers
courts métrages étaient durant mes études et ce travail de cinéma a été
parallèle à mes activités de plasticien et de photographe. Quand on me
demandait si je préférais faire du cinéma ou être prof à la fac, je répondais :
"les deux !". C'était pour moi une seule et même chose : il
ne me semblait pas contradictoire de théoriser et de faire des films.
Ensuite, faire des films ne revient pas à mettre en forme une théorie.
J'essaye de ne pas trop discourir dans mes films.
Olivier Barlet : Ce sont effectivement
des films qui ne sont pas bavards.
Tariq Teguia : J'espère !
En même temps, il y a beaucoup de parole dans La Clôture. Il
était question de mettre la parole en scène, procédé que l'on retrouvera
aussi dans Inland. Cela peut être drôle : on peut être mi-sérieux,
mi-amusé, catégorique, péremptoire, hésitant, bafouillant, bégayant, tout
ça en même temps…
Olivier Barlet : On retrouve
les mêmes personnes dans les différents films. S'agit-il d'un groupe constitué
qui réfléchit ensemble ou bien est-ce plutôt Tariq Teguia qui propose ?
Tariq Teguia : Ce sont des
amis ! C'est manifeste dans La Clôture : on y trouve
Rachid Amrani qui jouera Kamel dans Rome plutôt que vous, Kader
Affak qui joue le rôle principal d'Inland, Fheti Garès, un ingénieur
dans la vie, qui joue l'intégriste dans Rome plutôt que vous et
que l'on voit aussi dans Inland dans la réunion des activistes,
etc. On fait des films entre copains. C'est la chose la plus simple à
faire.
Olivier Barlet : La Clôture
a un côté slam…
Tariq Teguia : J'envisageais
ça comme des pavés. Il y a ceux qui volent et là c'est des pavés vidéo !
Olivier Barlet : Et ce côté
cri, ce côté frontal va laisser la place dans Rome plutôt que vous
à une forme plutôt labyrinthique. Si dans La Clôture, la
géographie était déjà bien présente, dès les cartes d'Alger du générique,
c'est une géographie mentale qui se précise dans les longs métrages où
la question n'est plus de causalité, mais pour arriver à dire l'ennui,
le piège, le confinement, le désoeuvrement. Elle se fait interrogation
psychique. Malek, le personnage central d'Inland, avoue qu'il
était "à moitié là". Il est dans les limbes. On pense à L'Etranger
de Camus mais ce n'est pas Meursault : il ne fait pas le saut de
la mort, pas plus que n'est présente l'incommunicabilité antonionienne.
On est d'une part dans l'incertitude mentale et d'autre part dans la topographie.
Malek est topographe et les cartes sont omniprésentes. Il s'agit de créer
des liens dans une société où ils se distendent. Peu à peu des lignes
se mettent en place, qui s'affirment dans Inland. Quelles sont
ces lignes de fuite ? Quelle est l'intention ?
Tariq Teguia : Est-ce que tu
me permets de ne pas être d'accord avec tout ce que tu as dit ?
Olivier Barlet : Bien sûr !
Tariq Teguia : Je n'ai jamais
eu le sentiment de faire des paysages mentaux. Ce à quoi j'essaye d'être
attentif, ce sont des paysages politiques. Qu'il y ait des corps qui les
traversent est clair : mon souci est de s'intéresser à ce qui est
dehors, à la peau. Ce sont des rapports tactiles, des odeurs, des gestes,
des rebroussements, des effondrements. Mais je constate que tu n'es pas
le seul à faire cette lecture. Là où je n'accroche pas, c'est la référence
à Camus. Ce n'est pas vers ce Camus que je me penche.
Olivier Barlet : J'en parlais
bien pour souligner ta façon de te détacher de ce type de pensée.
Tariq Teguia : Il peut y avoir
de la littérature ou du cinéma, mais pas Camus, plutôt Ginsberg, la poésie
américaine d'une époque. Mais en même temps, je comprends le rapprochement
mais ce n'est pas là que je regardais. Pour les lignes de fuite, je suis
entièrement d'accord. Ces paysages politiques ne sont pas un objet théorique
mais des espaces traversés par des individus qui ont des désirs, des peurs,
des absences, des impossibilités à faire - c'était le sens de La Clôture
-, de grands pessimistes, mais des "pessimistes hyperactifs" pour
reprendre la formule de Michel Foucault. Ce n'est pas de l'optimisme béat :
les luttes sont nécessaires, les résistances difficiles et on cherche
des points d'échappée… Il faut se trouver sa ligne de sorcier dans tout
ça pour échapper aux oppressions, à l'Etat, aux identifications, aux assignations,
à toutes les morales d'état civil, qu'elles soient algériennes ou européennes,
de Shengen ou d'ailleurs.
Olivier Barlet : Donc la fuite
comme résistance.
Tariq Teguia : Oui, il est
possible que je fuie mais dans ma fuite je cherche une arme.
Olivier Barlet : Ginsberg,
l'imaginaire américain de la route, les roadmovies, et cela associé
à une dérive.
Tariq Teguia : Alors à une
dérive continental.
Olivier Barlet : La moto dans
Inland fait penser à Easy Riders de Denis Hopper.
Tariq Teguia : Et pas à Johnny
Hallyday comme on me l'a dit hier ! (rires)
Olivier Barlet : C'est effectivement
la référence à un imaginaire de résistance. Ce qui frappe aussi dans les
deux films, c'est la vitalité représentée. Un cut très vif ouvre
sur des gens qui dansent, qui rient, qui sont heureux d'être ensemble.
Tariq Teguia : Absolument,
c'est indissociable. Il y a un processus de distinction mais ce qui me
fascine en Algérie, qui est bien sûr vrai aussi ailleurs, c'est la coexistence
entre l'abattement, le désarroi, l'atomisation de la société et l'émeute
permanente. Le désir de fuite c'est être du côté de la vie. Les militants
qui sont encore enfermés dans leur coin, qui blablatent mais qui en même
temps ne désespèrent pas et peuvent rire d'eux-mêmes, c'est du vivant,
du vital. Y compris Malek "à moitié là" et cette jeune femme qui finit
dans la poussière et la lumière. Tout ça c'est du côté de la vie.
Olivier Barlet : Et ces îlots
de résistance s'articulent. Comme il est dit dans une conversation d'Inland :
"Il ne suffit de plusieurs îles : c'est un archipel qu'il nous
faut". Le mot archipel m'évoque tout de suite la pensée archipelique d'Edouard
Glissant. On a effectivement l'impression que tu as une approche rhyzomique :
des liens se cherchent entre îlots de résistance qui vont pouvoir déboucher
sur ce qui permettra la résistance globale : le lien entre les individus.
Tariq Teguia : Oui, j'avais
d'ailleurs apprécié que tu relèves cette phrase dans ton article. Tu as
été le seul à le faire. C'est bien sûr au niveau de la question algérienne
qui m'obsède mais aussi à celui du "mondialisage" comme il est dit dans
Rome plutôt que vous. Entre les émeutes dans les banlieues françaises,
en Grêce, en Egypte, cela dit bien un état de la famine du monde !
Olivier Barlet : Ces puissances
de vie contre l'atomisation se heurtent quand même à l'état du désastre :
les travellings sur les villages, un pendu au loin…
Tariq Teguia : Un pendu bucolique !
Olivier Barlet : Mais un pendu
quand même, et toute une série de plans qui posent la question du désastre
et de comment le filmer. On a l'impression que tu joues sur la distance :
à travers des vitres sales, des travellings qui durent, etc.
Tariq Teguia : Oui, mais que
filmer d'autre ? D'autres filmeront l'Algérie sous des facettes plus
attrayantes, je m'en suis tenu à ces translations mélancoliques. Du fumier
on peut faire jaillir des choses belles et il faut parfois y tendre. Mais
la question que tu poses est de savoir ce que signifie de poser une caméra
et d'enregistrer, et de ce que ça vaut : qu'a-t-on perçu du réel ?
Je n'en sais jamais trop rien. Filmer, c'est fatalement manquer quelque
chose. Ces vitres qui s'intercalent entre le voyeur, c'est-à-dire moi,
et le spectateur, ce qui est vu, rappellent cette condition malheureuse
de voir à côté, d'avoir manqué l'instant, la durée. Cadrer, c'est manquer
le off, c'est forcément une aventure du regard, mais du regard malheureux.
Olivier Barlet : Cela suppose
aussi de capter l'incertitude. Lorsqu'au début de Rome plutôt que
vous, Zina prépare un café dans sa cuisine, on se demande si on va
attendre que le café boue, et effectivement, on l'attend ! Et pourtant
elle est là, présente, et nous on a le temps de réfléchir aux détails,
qu'il n'y avait pas d'eau au robinet et que les allumettes made in Algérie
ne marchent pas et qu'il vaut mieux acheter des espagnoles !
Tariq Teguia : Mais il y a
du gaz !
Olivier Barlet : Effectivement !
La durée permet de capter l'incertitude de la vie globale.
Tariq Teguia : Oui, c'est un
bon exemple pour juger de la validité des longueurs que j'ai parfois l'air
d'imposer. Il s'agit de rendre la vie elle-même, mais en même temps, je
reprendrais volontiers ce que disait un critique à propos du photographe
américain Robert Franck : "il photographiait ce qui n'aurait pas
dû l'être". C'est justement mon souci. Normalement, on aurait dû filmer
de quoi comprendre qu'elle se fait un café pour très vite passer à autre
chose. Ce qui m'intéresse, c'est le creux : le moment où le plan
semble s'assoupir et où je m'attarde un peu, parce qu'il advient quelque
chose.
Olivier Barlet : Tu travailles
souvent tes montages avec Andrée Davanture, qui a monté un grand nombre
de films d'Afrique.
Tariq Teguia : Un ami me l'avait
conseillée et on a commencé à travailler ensemble. C'est aussi simple
que ça. Très proche pour La Clôture et Rome. Un peu
plus à distance sur Inland car elle montait en même temps un
film de Souleymane Cissé. C'est une relation particulière, ce n'est pas
seulement monteur-réalisateur. Elle entretient ce rapport avec de nombreux
cinéastes : il faut avoir les épaules solides.
Olivier Barlet : Les conflits
sont fréquents sur les tables de montage.
Tariq Teguia : Elle défend
un point de vue et moi aussi et ça peut donner lieu à des batailles et
tant mieux ! Les conflits sont également fréquents sur un plateau
de tournage, mais on s'y épuise vite. Avec mon frère Yacine qui produit
et avec Nasser Medjkane, qui est directeur photo mais aussi un photographe,
on est d'accord sur la méthode de production, sur la direction du regard,
et ça vaut pour les acteurs. Il n'y a pas tant de conflits que ça. Il
est plus simple de se disputer quand on est rentrés à Paris !
Olivier Barlet : Si j'insiste
sur le montage, c'est que tes films jouent sur un étirement de la durée
qui tout d'un coup se rompt par un cut brutal débouchant sur
une exubérance de paroles et de musique, par un jaillissement des plans
courts. On a l'impression que le film lui-même résiste à l'indifférence
de Malek et qu'un dialogue s'instaure ainsi.
Tariq Teguia : Oui, et avec
les autres personnages. Je fais coexister plusieurs lignes de fuite, désirs,
distances. C'est le corps du film, son organisme : le film est un
métabolisme. Il n'y a pas une formule. Que demande le métabolisme du film ?
Dans une journée, on vit des taticardies, des assoupissements, des agitations,
etc. Cela doit répondre à l'objectif de rendre compte de sensations.
Olivier Barlet : Dans l'image,
le plan moyen se fait rare. On dirait que tu unis par les plans rapprochés
ce qui est du domaine de l'intime avec le pays, l'Algérie captée dans
les plans larges.
Tariq Teguia : Je n'ai pas
conscience de ça, peut-être. Je ne suis pas d'accord avec Meursault mais
là je n'ai rien à dire. Par contre, il est toujours question de corps,
d'individus au milieu d'un espace. Que nous dit cette relation sur l'état
d'un pays ? Paysage mental, peut-être, mais retourné comme un gant !
Olivier Barlet : Sur la question
des corps, comment travailles-tu avec tes acteurs ? Ils ont souvent
des postures imperturbables, l'air détaché. As-tu un travail spécifique
pour les "calmer" et obtenir cet effet ?
Tariq Teguia : Jeu blanc, peut-être.
Mon souci est de leur demander d'enlever ce qu'ils croient être de l'expression.
Pas pour en faire des amibes, quoi que… Ce qui est intéressant avec les
amibes, c'est que ça n'a pas de squelette et donc ça ne laisse pas de
fossile. Pour quelqu'un qui veut disparaître, c'est idéal ! Donc
des membranes en tout cas. Je veux qu'ils résonnent, comme ces modèles
bressonniens où c'est humain, une caresse, une vitesse d'exécution pour
un pickpocket… D'ailleurs, ces acteurs n'en sont pas, peut-être le deviennent-ils
avec le film. Amateurs, je ne sais pas ce que ça veut dire, mais ils sont
ces modèles, traversés. Sur le plateau, on fait, on refait beaucoup jusqu'à
l'épuisement, jusqu'à assécher, désertifier mais surtout pas fossiliser
le jeu. Peut-être faut-il ramollir l'acteur pour y arriver. Avec Kader,
on a mis une dizaine de jours à trouver la bonne fréquence. Il faut trouver
la bonne fréquence d'énonciation, d'émission pour être ni dans l'abattement
un peu forcé et grotesque et ni dans le surjeu qui va dire la colère.
On y arrive en faisant, en défaisant, en se repentant, en repassant dessus.
Pour Rome, on a retourné en fin de tournage tout ce qu'on avait
tourné au début. On avait besoin de ce début pour se mettre en jambe,
pour arriver à la bonne température, un warm-up !
Olivier Barlet : On sent l'épaisseur
du travail, que l'on retrouve dans la bande son, non seulement dans la
musique mais aussi dans le bruitage, avec le souci comme dans le montage
de passer, comme tu le disais dans une interview, de "l'apnée sonore"
à des exubérances très fortes, notamment ce free jazz plutôt agressif
d'Archie Shepp et Ornette Coleman dans Rome.
Tariq Teguia : Il n'y a pas
là non plus de formule, comme d'envoyer les basses pour rattraper le client
qui s'enfuit déjà (rires). Non, c'est toujours la question de
comment s'organisent et se répondent les plans. Au moment de la colure,
il peut y avoir du retrait, de l'ajout, une intensification du plan. C'est
pour ça que le montage est très long : il ne s'agit pas de respecter
les règles grammaticales du récit mais de mesurer comment chaque plan
réinvente le film, à l'aune de la totalité, pour trouver une fréquence
générale qui est déjà dans le fragment. C'est cette obsession qu'on appellera
musicale, en tout cas rythmique. Cela vaut pour le son. Un principe serait
de dire que plus on enlève, mieux on entend, jusqu'à entendre l'inaudible
comme d'autres voudraient montrer l'invisible.
Olivier Barlet : Voilà qui
m'amène à la dernière question que je voulais te poser qui est justement
celle de l'invisible. On a l'impression qu'Inland converge vers
un énigmatique qui dénote une recherche du domaine du métaphysique.
Tariq Teguia : Oui, à double
mouvement : cartographique (d'un coup d'œil embrasser la totalité
d'un espace) et moléculaire (le devenir lézard, cailloux de Malek et de
la fille), tout cela dans un même mouvement, à la fois cosmique et minéral,
sidérant et sidéral. Je ne sais si on y arrive mais je tendais vers le
point ultime de disparition dans les terres.
Débat avec la salle :
Question : vos films sont admirables,
mais où sont les femmes ?
Tariq Teguia : Le visage que
l'on voit de plus près dans Ferrailles d'attente est une femme,
avec l'inscription "risqué" dessus. Pour La Clôture, j'ai filmé
des jeunes femmes. Le projet était de faire un pavé. La façon qu'elles
avaient de parler et de se mettre en scène était chargée de beaucoup plus
de pudeur et de retenue. Cela n'avait pas la violence des hommes qui exposaient
leur sentiment d'échec profond. Pour garder au film sa violence, j'ai
fait le choix de ne pas conserver les femmes au montage. Plutôt que de
faire semblant de satisfaire un besoin d'égalité, cela manifeste aussi
la situation des femmes en Algérie. Il y a bien des femmes dans la rue,
mais après une certaine heure plus du tout et surtout pas dans certains
quartiers. D'une certaine manière, les femmes sont absentes de la vie
en Algérie. Je me suis dit que cette absence serait relevée : cela
pose la question de notre espace public et politique. Elles sont confinées,
chacun ses clôtures, lesquelles se superposent parfois.
Question : Ferrailles d'attente
me faisait penser à Dziga Vertov, mais là dans une sorte de post-industriel.
Avec Inland, c'est une progression vers une intériorité. Comment
l'avez-vous préparée ?
Tariq Teguia : Le mental ne
se dévoile pas, là j'ai essayé de le faire affleurer. Il me semble que
c'est comme ça qu'on doit procéder. Je montre des corps à l'extérieur
et des ruines récentes, d'aujourd'hui. En fait, il n'y a que vous qui
pouvez répondre à la question du paysage mental. Moi, je filme comment
Malek disparaît du cadre.
Question : On ne voit pas dans
vos films la génération qui a connu la guerre d'Algérie.
Tariq Teguia : Je filme ceux
qui m'entourent. Je crois que la génération dont vous parlez vit à la
fois la conscience de la nécessité de la guerre et la conscience de son
inaboutissement.
Question : Vos films sont-ils
visibles en Algérie ?
Tariq Teguia : Oui, ils sont
visibles. Comme partout ailleurs le pouvoir n'existe pas : il existe
un diagramme de rapports de forces entre des individus, des institutions,
des choix politiques. Il y a des gens qui veulent que ces films soient
montrés et d'autres pas. La télé ne les a pas achetés.
Olivier Barlet : Ce que tu
montres quand même, c'est le contrôle : dans chacun des longs métrages,
les scènes de contrôle policier sont très fortes.
Tariq Teguia : Oui, il existe
et il est sévère, il peut être omniprésent. Ce n'est pas typiquement algérien.
L'état d'une société est le résultat d'une lutte. La démocratie n'est
pas un achèvement, elle est sans cesse menacée et se regagne continuellement.
Question : Vous jouez sur l'ennui
en étirant le temps : comment l'idée vous est-elle venue de faire
ainsi ?
Tariq Teguia : Je veux bien
reprendre l'ennui et la vacuité pour Rome : ça s'éternise
effectivement dans le labyrinthe des maisons quand ils cherchent sans
trouver, et je voulais qu'on expérimente physiquement l'ennui et la vacuité
de ces existences qui se cherchaient une voie de secours. Dans Inland,
je voulais surtout montrer des distances. C'est ce que fait le topographe.
Cela prend du temps. Je voulais aller au-delà de ce qui me contraint,
c'est-à-dire le cadre.
Réaction : J'avais vu vos films
en dvd et ils ne m'avaient pas convaincus. Je les ai revus au festival
et l'effet a été inverse : j'ai retrouvé ce que j'avais ressenti
en Algérie où je suis né et ai grandi, cette impression d'ennui, ce côté
un peu irréel du temps, que j'ai vécu lors de mon adolescence. Ce que
je trouve extraordinaire dans vos films, c'est que l'émotion passe par
des images qui peuvent être fixes ou lentes, alors que d'habitude c'est
dans l'action.
Olivier Barlet : Dans les discussions
durant le festival, beaucoup ont évoqué un long plan de Inland,
juste les rails vus du train qui progresse doucement. Bien qu'il intervienne
au bout de 1 h 45 environ, personne ne s'en est plaint : au contraire,
tout le monde l'a trouvé d'une extraordinaire intensité.
Tariq Teguia : Ce plan amène
ce qui va suivre, l'éloignement et l'avancée vers l'ouvert. Il arrive
dans ce plan toute une série de micro-événements, quelqu'un qui traverse
la voie pour jeter un sac, des voitures qui font des marches arrière,
etc. Cette chorégraphie nous amène vers le lointain. Le plan faisait 25
minutes : je me suis interdit de le couper plus tôt. Je ne voulais
pas épuiser le plan mais je voulais amener une autre vitesse qui arrive
derrière, dans le wagon.
Réaction : J'ai été sévère
après votre film et l'avais traité d'ennuyeux à l'issue de la projection
durant le débat. Mais plus je vous écoute en parler, plus je le comprends.
Vous justifiez non votre lenteur mais vos longueurs. Et du coup, cela
me donne envie de le revoir ! C'est tout l'intérêt de ces leçons
de cinéma !
Tariq Teguia : Si je puis me
permettre une réaction, ce serait de dire que je ne justifie pas mon travail.
On utilise le terme "leçon de cinéma" mais je n'arrive pas à en mettre,
ce serait gonflé ! L'enjeu de l'exercice est d'engager des pourparlers,
une négociation autour des images que vous avez vues. Je ne suis pas là
pour me justifier car je ne me sens coupable de rien du tout, mais pour
négocier des solutions possibles, des interprétations et des lectures
possibles. C'est guère plus, mais c'est essentiel !