Pédagogie du cinéma
Entre deux films, un jeune étudiant de l'école d'ingénieurs de l'université
Claude-Bernard à Lyon est venu me voir pour des conseils sur la programmation
d'une semaine des Arts qu'il organise dans sa fac avec d'autres étudiants.
Il aurait voulu y intégrer des films d'Afrique. Pourquoi, alors que ce
jeune n'a rien à voir avec ces cultures ? Parce que venant d'Apt,
il avait vécu à plusieurs reprises le festival en tant qu'élève du lycée,
et y avait découvert ces cinématographies.
Ce petit exemple vient rappeler à quel
point l'impressionnant travail avec les scolaires réalisé à Apt élargit
l'impact d'un festival qui se donne pour but premier de donner une visibilité
à des films qui en sont le plus souvent dépourvus. Cette année encore,
la cité scolaire d'Apt, s'est mobilisée pour que tous ses élèves puissent
voir plusieurs films, tandis que, non contents d'animer des débats après
les projections, des réalisateurs intervenaient ensuite dans des classes
pour favoriser la réflexion sur le cinéma. 2653 entrées scolaires, cela
veut dire 2653 occasions de se laisser bousculer par des films que ces
élèves n'iraient pas voir spontanément.
Le dernier opus augmenté "à l'ère du numérique"
des Pratiques culturelles des Français montre que c'est le cinéma
qui s'en sort le mieux. Il conserve largement l'affection des jeunes.
Par contre, on les retrouve peu dans les événements culturels comme les
festivals. Les jeunes consomment beaucoup d'images, mais plutôt des images
de consommation, et plutôt dans les espaces qu'ils se créent ou s'approprient.
Même ceux qui sont de familles d'origine africaine ne se précipitent pas
sur les films liés à ces cultures. Leurs revendications identitaires s'appuient
rarement sur des connaissances culturelles, si ce n'est des comportements
familiaux. Ils appartiennent à la société dans laquelle ils vivent, et
se comportent comme leurs pairs sans marquer de différence d'appartenance.
Mais lorsqu'un de ces élèves d'Apt, quel qu'il soit, se retrouve face
à un film du festival dans l'une de ces 2653 occasions, un déclic est
possible car c'est une œuvre d'art qu'il a en face de lui, apte à créer
en lui une émotion liée à ce qui se trame au fond de lui, dans ses manques
ou dans ses ancrages (cf. à ce propos la réflexion sur la pédagogie du
cinéma développée dans l'article consacré à la 4ème édition du festival,
[article
n°4679]).
C'est lorsque ce déclic émotionnel intervient
que le plaisir de consommer, qui reste légitime et nécessaire, fait place
au plaisir de comprendre ou simplement de connaître. Cela reste un pari
éducatif et aucune statistique ne pourra cerner l'impact d'un festival
à ce niveau, mais ce pari doit avoir lieu car aujourd'hui, rares sont
les familles qui proposent ou imposent la culture : seule l'école
le fait, c'est son rôle et sa nécessité.
Les clefs du succès
Apt est une ville de 11 500 habitants.
En dehors des scolaires, le festival a enregistré cette année 3460 entrées
payantes sur 31 séances dans deux salles du seul cinéma de la ville (100
et 180 places) : la plupart des séances affichaient complet, ce qui
a confirmé l'impressionnant succès public de l'événement. Voilà donc qu'un
bourg de province sans lien particulier avec l'Afrique se précipite une
fois par an pour voir des films du Continent, alors que de nombreux festivals
ont du mal à remplir leurs salles. Que se passe-t-il donc de spécial à
Apt ? Sans doute l'association de facteurs résultant de choix forts :
une programmation soignée qui ose établir un rapport d'exigence en proposant
aussi des expériences de cinéma, une équipe engagée qui se donne à fond,
un espace convivial de rencontres proche du cinéma, une systématisation
des présentations et des débats après les séances, de nombreuses occasions
de rencontres avec les réalisateurs ainsi que des formules tables rondes
ou leçons de cinéma, bref un accompagnement à la fois humain et intellectuel
qui favorise l'émulation, l'enthousiasme de la découverte et du partage.
Sans oublier bien sûr le fait que les élèves échangent en famille sur
les films et engagent leurs parents à les découvrir.
La rude face du monde
Et puis, bien sûr, il y a les films eux-mêmes,
avec leur charge de réel et d'humain. Force est de constater que la gravité
domine et Dieu sait pourtant que les programmateurs ont cherché à alléger,
sans trouver les comédies qui équilibreraient le tragique. Le monde est
ainsi et les réalisateurs ne cherchent pas à s'en abstraire, non pour
nous asséner une fois de plus le poids du désastre (ça la télévision le
fait déjà suffisamment), mais pour nous proposer leur regard. Ni les pièges
des nuits interlopes de Dakar que Mama Keïta met en scène dans L'Absence,
ni les relents dramatiques de l'Histoire éthiopienne qu'Haïlé Gerima
tisse dans Teza, ni encore le destin d'une mère courage éplorée
qu'Oliver Hermanus montre dans Shirley Adams ne prêtent certes
à l'optimisme. Mais l'espoir s'y glisse car l'histoire de chacun de ces
films ne s'arrête pas aux chocs subis par les personnages. Le confinement
glauque des Blancs trash de l'apartheid que Michael Raeburn orchestre
dans Triomf ne tourne en rond que pour bien signifier que le
repli sur soi est un cercle vicieux.
La catharsis que ces films proposent, avec
leur dose de cruauté et de violence, n'est pas une purge face au spectacle
du monde, comme on le lit trop souvent. (2) Elle est, sur le modèle de
la tragédie antique, une émotion constructive : plutôt que d'être
une purgation, le spectacle édifiant des tares de ce monde conduit à se
définir aussi bien une morale qu'une métaphysique. Parce que ces films
ne sont jamais voyeurs, et que les émotions qu'ils apportent sont autant
de propositions faites au spectateur de partager une réflexion, ils le
mobilisent en tant que sujet doué de pensée et non comme consommateur
de pulsions.
Un festival est ainsi fait pour bousculer,
et les spectateurs d'Apt en ont aussi fait l'expérience à travers la rétrospective
des films de Tariq Teguia. On lira par ailleurs sa passionnante leçon
de cinéma ([article
n°9014]) qui montre combien ce qui précède passe par des stratégies
de mise en scène sortant des ornières habituelles. Raja Amari décortique
elle aussi dans son interview ([entretien
n°9015]) les subtilités narratives et esthétiques de Les Secrets,
oeuvre fascinante que le festival présentait en première française
après Venise.
Tous ces films font bouger, même le truculent
Nothing but the Truth (Rien que la vérité) de John Kani,
qui sous des apparences de comédie explore comment faire le deuil, tant
l'histoire intime qu'ils nous content manifeste ce qui agite la communauté
toute entière. C'est parce que ce passage du singulier au politique se
fait sans tambours ni trompettes, dans le symbolique de l'art, qu'ils
évitent le discours pour mobiliser en émouvant.
C'est le poids du réel qui fonde la gravité,
tandis que la tragédie réinvente les mythes. Si la fiction convoque le
monde en optant plus aisément pour la tragédie (ou la tragi-comédie),
le documentaire, lui, plonge dans le monde. Est-ce l'urgence de comprendre
comment on en est arrivé là qui pousse tant de cinéastes à opter pour
le documentaire, une forme jusqu'ici relativement délaissée par les cinémas
d'Afrique ? Le questionnement politique dominait ceux que présentait
le festival d'Apt, des méthodes expéditives de l'Etat camerounais contre
le banditisme puissamment évoquées par Osvald Lewat dans Une affaire
de nègres à l'interrogation sur la filiation et la transmission des
idéaux des communistes tunisiens dans Ouled Lenine de Nadia El
Fani, des pratiques de pouvoir dictatorial quotidiennes dans Chef !
de Jean-Marie Teno aux dérives de l'ANC au pouvoir en Afrique du
Sud dans Behind the Rainbow de Jihan El Tahri ou aux amères constatations
sur le pillage de l'Afrique et la fuite tragique de ses enfants dans Victimes
de nos richesses de Kal Touré. Que le commentaire soit présent ou
absent, c'est comme un chœur qui monte la voix, à l'aune de la tragédie
antique, qui éclaire le présent à la lumière du passé et du futur, qui
s'élève pour ramener le regard au niveau de l'humain.
Rien d'étonnant dès lors que Dyana Gaye
ait eu envie de chanter le tragique (cf. notre entretien [n°9013]).
Même s'il puise dans la tradition des comédies musicales et se veut léger
à souhait, Transport en commun est un blues empreint du poids
du réel. On n'y échappe pas. Pas plus que les autres courts présentés :
qu'ils soient pathétiques comme Borderline de Sonia Chamkhi ou
La Jeune femme et l'instit de Mohamed Nadif, humoristique comme
Le Poisson noyé de Malik Amara, poignant comme Waramutseho
! de Bernard Auguste Kouemo Yanghu, ou plus évocateurs et abstraits
comme Sektou de Khaled Benaïssa ou La Femme seule de
Brahim Fritah.
Mais si ces films d'Afrique regardent sans
détours la rude face du monde, ils le font sans le lourd pathos avec
lequel on traite souvent les drames du Continent, à moins d'entendre
le pathos au sens aristotélicien de passage "entre l'affection
intime de chacun par la vie et la mort et l'affection collective qui permet
de partager ensemble cet ordre inaliénable de l'intime dans une commune
écoute, un spectacle partagé". (3) Ils nous permettent ainsi de regarder
ensemble l'envers humain des choses, ce que seuls nous ne voyons pas et
qui fonde notre vie commune.
Olivier Barlet
1. O. Donnat, La Découverte/Ministère de la Culture et de la Communication,
2009.
http://www.pratiquesculturelles.culture.gouv.fr
2. Cf. la lecture que fait Marie-José Mondzain de la catharsis chez
Aristote dans Le Commerce des regards (Le Seuil, 2003), p.106-140.
3. idem, p.121.